Chapitre IX

— Nous regrettons beaucoup, commandant Morane, mais nous ne pouvons déranger l’inspecteur Crance à cette heure de la nuit. Il a été blessé, et bien que, comme vous le savez, il soit maintenant totalement hors de danger, son état exige encore beaucoup de repos.

Morane eut un mouvement d’impatience et serra plus fort le combiné téléphonique dans sa main droite.

— Je sais que l’inspecteur a besoin de repos, dit-il à son tour. Mais je dois cependant lui parler. Vous ne pensez quand même pas que je l’aurais dérangé à cette heure-ci pour lui parler simplement de la pluie et du beau temps.

À l’autre bout du fil, l’infirmière de service protesta encore :

— Je regrette, commandant Morane, mais les ordres sont formels. Il est défendu de passer des communications nocturnes dans les chambres de malades.

Cette fois, Bob commença à perdre patience.

— Je me moque pas mal de vos ordres, dit-il d’une voix plus brève. Je veux parler immédiatement – vous m’entendez bien, immédiatement – à l’inspecteur Crance. C’est une question de vie ou de mort. Si vous refusez de me passer cette communication ; des hommes, des femmes et des enfants innocents périront peut-être bientôt par votre faute.

Ces dernières paroles semblèrent produire leur effet. Il y eut une série de déclics, de grésillements. Puis un long silence. Et enfin un nouveau déclic. Une voix ensommeillée, dans laquelle Morane reconnut vaguement celle de Crance, demanda :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ici, Morane, dit Bob.

— Morane ? Vous… Qu’est-ce que ?

— Je vous téléphone de Macao, inspecteur. Il y a du nouveau… Je vais vous mettre au courant rapidement. Le temps presse. Interrompez-moi le moins possible.

— Je vous écoute.

— Voilà… Cette nuit, j’ai eu la chance de surprendre une conversation échangée entre le patron de la maison de jeu et l’Eurasien aux yeux rouges. Vous voyez de qui je veux parler ?

— Je vois, répondit Crance.

— D’après cette conversation, un cargo mixte serait en route, venant d’Angleterre, à destination de Tokyo et transportant dans ses coffres une importante cargaison d’or. Ce cargo va être attaqué et, sans doute, son équipage, ses passagers seront-ils massacrés. Serait-il possible d’empêcher cela sans qu’aucune indiscrétion ne soit commise ?

À l’autre bout du fil, il y eut un moment de silence, puis la voix de Crance résonna.

— Ce serait possible, dit-il, mais seulement en faisant appel à la marine britannique. J’ai le pouvoir de l’obliger à marcher avec nous. Comment s’appelle le cargo en question ?

— Le Victoria… Il doit faire route, pour le moment, dans la mer de Chine, se dirigeant vers le nord.

— Cela suffit… Je m’arrangerai de façon à ce qu’il soit rejoint et escorté par des unités de la marine.

— Escorté est de trop, dit Morane. Cela pourrait donner l’éveil à l’adversaire, et il faut que celui-ci s’approche sans méfiance du cargo. Alors seulement la marine pourra intervenir, et nous aurons peut-être la chance de réussir un beau coup de filet. Encore une chose… Arrangez-vous pour vous assurer sans retard de la personne de l’Eurasien aux yeux rouges. C’est lui qui doit prévenir la bande, par radio sans doute, du déplacement des unités britanniques. Quand il sera sous les verrous, nous aurons les coudées franches. Pourrez-vous commander cela de votre lit ?

— Je le crois. Je vais convoquer immédiatement le chef militaire de la place de Hong-Kong… Pour l’Eurasien il faudra agir avec tact. Macao est territoire portugais, ne l’oublions pas. Il nous faudra y envoyer une équipe de commandos en civil. Mais vous, qu’allez-vous faire maintenant ?

— Je vais tenter, tout simplement, de m’introduire chez l’ennemi. Je crois en avoir le moyen. Autant en profiter.

— Pourquoi ne pas laisser tomber ? interrogea Crance. Vous en avez assez fait jusqu’à présent. Je ne voudrais pas que vous continuiez à risquer votre vie à ma place. Si, grâce aux renseignements que vous venez de me fournir, nous réussissons à coffrer une partie de la bande, ce serait bien le diable si nous ne parvenions pas, par l’un ou l’autre de ses membres, à obtenir des renseignements précis sur l’identité de l’homme que nous cherchons.

— Il y a une chose que vous ignorez, inspecteur, au sujet de cet homme que nous cherchons. Même les membres de sa bande ne le connaissent pas. Il reste aussi mystérieux pour eux que pour nous. Voilà pourquoi j’ai décidé de continuer mes recherches. Abandonner serait un peu comme si vous m’aviez posé une devinette, pour ensuite m’en refuser la réponse. N’oubliez pas une chose : si Bob Morane sait être prudent, il est aussi plus curieux qu’une demi-douzaine de chats.

Crance demeura encore un instant silencieux, puis il fit, comme à regret :

— Ce sera comme vous voudrez. J’ai eu du mal à vous convaincre d’accepter cette mission. D’après ce que je sais de vous, je suppose que j’en aurais plus encore à vous en détourner. Surtout, soyez prudent… Être mort n’a jamais avancé à rien.

Bob rit doucement.

— N’ayez crainte, inspecteur. Je suis bien décidé à rester en vie. Qui sait, quand j’aurai réussi, peut-être me donnera-t-on une médaille.

— N’y comptez pas trop, surtout.

— Je n’y compte pas. Je préférerais que vous me souhaitiez bonne chance.

— Alors, bonne chance…

— Merci, inspecteur. J’en aurai sans doute besoin.

Morane reposa le combiné sur sa fourche. Tirant sa valise de l’armoire, il en sortit un sachet de matière plastique, dont il se servait pour mettre, en voyage, ses papiers et objets précieux à l’abri de l’humidité. Il mit le Lüger, les chargeurs de rechange et une torche électrique minuscule dans ledit sachet, qu’il ferma soigneusement. Ensuite, il glissa le tout dans sa ceinture, entre chemise et pantalon. Afin de ne pas faire connaître son identité à ses adversaires si ceux-ci s’emparaient jamais de lui, il eut soin de laisser son portefeuille et son passeport dans la valise, qu’il ferma à clef, ne gardant sur lui qu’une somme d’argent en billets et quelques objets de première nécessité comme quelques bouts de ficelle, un couteau à cran d’arrêt…

Ces précautions indispensables une fois prises, Morane remit sa valise dans l’armoire, qu’il ferma soigneusement à clef. Ensuite, il sortit de sa chambre et gagna le rez-de-chaussée, où il paya plusieurs nuits de location d’avance. Il ne lui restait plus qu’à aller faire un petit tour à bord du Poisson aux Nageoires Dorées. Peut-être y découvrirait-il l’énigmatique Monsieur Wan. À moins que ce ne soit Satan en personne. Ce qui ne changerait pas beaucoup à la chose.

Au-dehors, Morane héla un des taxis stationnant devant l’hôtel et se fit conduire au village de sampans, au large duquel devait toujours être ancrée la mystérieuse jonque.

 

* * *

 

Morane se trouvait à nouveau accroupi contre la cahute de bambou tressé d’un sampan.

Il regardait vers le large où, à quelques encablures, la silhouette massive de la jonque s’imposait, avec seulement un fanal allumé à l’arrière. Avec soin, Bob scrutait l’étendue d’eau noire, striée de brefs reflets d’argent, qui le séparait du bâtiment. Sous lui, à travers les planches mal jointes de la passerelle, il entendait cette eau clapoter de façon lugubre.

Ce fut avec peine qu’il réprima un frisson.

Il savait que ce n’était pas le bain nocturne qui l’inquiétait mais ce qui l’attendait là-bas, à bord de la jonque, quand il y serait parvenu. Il se secoua et se mit à rire silencieusement.

— Mon petit Bob, murmura-t-il, ou bien tu te flanques à la flotte comme un bon petit soldat, ou tu es mûr pour la retraite…

Comme fustigé par cette dernière remarque, il s’assit à l’extrême bord de la passerelle, les jambes pendant au-dessus de l’eau, qu’il touchait de la pointe des pieds.

Lentement, prenant appui sur les mains, il se laissa glisser et s’immergea sans faire le moindre bruit. Il se mit alors à nager, d’une brasse silencieuse, en direction de la jonque où nul signe de présence humaine, à part ce fanal allumé, ne se manifestait.

Il fallut quelques minutes à Bob pour atteindre le bâtiment. Toujours aussi silencieusement, il se coula le long des flancs trapus, cherchant un moyen de se hisser à bord. Finalement, il découvrit un sabord ouvert et s’y agrippa des deux mains. Se hissant à la force des poignets, il demeura un instant immobile, scrutant l’ombre devant lui et prêtant l’oreille au moindre bruit. Comme rien ne bougeait, il s’enhardit, effectua un rétablissement et se retrouva assis sur l’encadrement du sabord. Tâtant alors de la pointe du pied sous lui, il toucha un plancher qui craqua légèrement sous son poids.

Déjà Bob s’était accroupi tout contre la cloison intérieure du vaisseau. Sans bruit, il tira le revolver enfermé dans son sachet de plastique et le saisit dans son poing gauche. Il glissa les chargeurs, la torche électrique et le sachet dans sa poche et, l’arme prête, il attendit. Tout, dans la jonque, demeurait silencieux. Alors, il s’enhardit. À tâtons, il se glissa à travers ce qui devait être une cabine et atteignit la cloison d’en face, pour trouver finalement une porte qui y était pratiquée. À nouveau, il demeura immobile, tous les sens aux aguets. Enfin, il se risqua à ouvrir la porte et déboucha dans un couloir prenant jour par une écoutille. Au loin, il entendait des bruits de voix, mais fort assourdis.

La lumière pauvre, sans doute celle du fanal, tombant par l’écoutille, permit à Morane de repérer une trappe ouverte sur un escalier qui, au fond du couloir, s’enfonçait dans les entrailles du bateau, menant probablement aux soutes.

À pas de loup, Bob gagna la trappe et s’engagea sur l’escalier fort raide. Ce fut seulement quand il en eut atteint le bas qu’il jugea pouvoir faire usage de sa torche électrique. Tirant cette dernière de sa poche et en voilant l’ampoule de sa main ouverte, il jeta un rapide regard autour de lui. Il se trouvait dans une vaste cale encombrée de colis de toutes sortes : ballots, caisses portant de mystérieuses étiquettes couvertes de caractères chinois, sacs rebondis, barriques. Morane sourit.

Bien ce qu’il pensait. Un coin rêvé pour un passager clandestin.

Éteignant sa lampe, il se glissa à travers ballots et caisses, jusqu’à un coin de la cale. Là, il se blottit à l’abri d’un amoncellement de balles qui lui semblèrent contenir du riz. Alors seulement, posant le Lüger auprès de lui, il se détendit.

— Bon, me voilà dans la place, murmura-t-il très bas. Reste à savoir comment se déroulera la suite des événements.

Malgré ce doute, il se sentait rempli de confiance. Ni Joao Tseu, ni Tak-Chee ni, bien sûr, Monsieur Wan, ne le savaient là. Il venait de marquer un nouveau point sur ses adversaires.

Pourtant, Bob aurait été moins rassuré si, peu de temps auparavant, alors qu’il plongeait de la passerelle pour nager vers la jonque, il avait aperçu ce grand diable de Chinois, au crâne rasé, aux longues dents saillantes, vêtu d’une robe en loques et qui, posté dans l’ombre d’un sampan, l’avait regardé avec un mauvais sourire tirer sa coupe en direction du vaisseau.

Quand Morane avait disparu dans l’obscurité, l’échalas à la robe loqueteuse s’était détourné avec un petit rire grinçant, et il s’était mis à marcher très vite le long de la passerelle, en direction de la terre ferme.

 

L'Empereur de Macao
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